Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’humanité sait qu’un peuple peut être quasi entièrement annihilé par un autre, exterminé en des proportions industrielles et « génocidé » de façon entomologique ; elle sait également que « n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football », dixit Albert Camus ; elle a vu le monde se séparer en deux blocs, celui du Traité de l’Atlantique Nord et celui du Pacte de Varsovie ; elle a assisté à la transformation de Cuba en poudrière du monde ; elle a vu la Guerre des Six Jours, et assiste maintenant à celle du Vietnam. En cette fin des années soixante, l’humanité a peur, les fondements de la politique et de l’économie tremblent sur leurs bases et une nouvelle jeunesse réclame le changement. Elle le réclame d’abord en Juillet 1967, aux Etats-Unis. Puis en France, en Mai 68. Et encore à l’été 68, en Tchécoslovaquie. Si tous ces mouvements tirent leur origine de causes aussi bien politiques (refus du capitalisme à l’ouest, refus du communisme à l’est) que culturelles (volonté de liberté d’une nouvelle jeunesse de plus en plus étudiante), chacun a laissé un héritage d’une nature bien spécifique.
Juillet 1967 : l’administration Nixon est embourbée depuis 3 ans dans la Guerre des Rizières. Cette « guerre bâtarde » apparaît d’ores et déjà comme ingagnable face à la volonté et à la surprenante organisation des sympathisants nord-Vietnamiens : du 8 au 26 Janvier 1967, les hommes du général Westmoreland lancent l’opération Cedar Falls, censée libérée la région du Triangle de Fer de la présence Viêt-Congs. Cette opération, basée sur le principe du Search & Destroy (destruction systématique à la grenade et au napalm de toutes les positions ennemies) est un succès : les Viêt-Congs perdent l’équivalent de trois bataillons, un millier d’armes, des centaines de milliers de documents vitaux et la majorité de leurs casemates souterraines. Allégresse dans les rangs de l’US Army… Une semaine après, la région est à nouveau totalement infestée par les Viets.
Cet échec, dans un conflit surmédiatisé, contribuera à la désillusion du peuple américain quant à l’issue de cette guerre. Les jeunes refusent d’aller mourir pour défendre des valeurs qui ne sont pas les leurs et, en 1970, l’administration américaine déplore l’absence de près de 70.000 conscrits. Ce mouvement antimilitariste eût comme héraut les Trois de Fort Hood, des déserteurs célèbres comme Mohammed Ali ainsi que les grandes figures de la musique d’alors : Bob Dylan le folkeux, John Lennon et sa chanson I Don’t Wanna Be A Soldier Mama sur l’album Imagine, etc. L’émergence du mouvement hippie en fait le tableau achevé : prônant des valeurs de paix, dénonçant l’anti-communisme et la ségrégation, ce mouvement rallie tous les jeunes du pays dans leur rébellion. En Juillet 1967, c’est le Summer Of Love, paroxysme du mouvement hippie, de la rébellion contre les parents, l’état, la musique et les esprits bien-pensants d’alors. C’est l’époque du Sergent Pepper des Beatles, du Are You Experienced de Jimi Hendrix, du Disraeli Gears de Cream, et de tant d’autres.
Ainsi, si la politique républicaine et conservatrice du gouvernement Nixon face au Nord-Vietnam communiste et face aux revendications de la jeunesse fût le déclencheur de ce mouvement populaire, on en garde encore aujourd’hui l’image d’un mouvement essentiellement culturel, qui a enfanté le psychédélisme, l’écologie, la banalisation des drogues et le pop’art.
Mai 68 : les baby-boomers français ne supportent plus la gérontocratie en place. Les naissances manquées dues à la Première Guerre Mondiale ont fait de la France un pays dominé par la vieillesse, et par ses valeurs ; à l’inverse, les nombreux jeunes de l’après Seconde Guerre Mondiale s’offusquent des interdits qui pèsent sur eux. Cette époque où les deux chaînes de télévision dépendent du gouvernement et où la guillotine étaient encore présente dans la cour des prisons ne leur plaît pas.
Le 3 Mai, les étudiants qui assistent aux « meeting » des Enragés à la Sorbonne sont évacués brutalement. Scandale, manifestation boulevard Saint-Michel. Le rectorat ferme la Sorbonne. Et que font 50.000 étudiants quand leur fac est fermée ? Ils font des barricades, pardi ! Le 13, les syndicats ouvriers organisent une journée de manifestation : les grèves commencent. Rapidement, toute la France est paralysée, pour le plus grand bonheur des jeunes étudiants. De Gaulle ne parviendra à reprendre la main qu’à la fin juin, après avoir dissout l’assemblée et vu son parti gagner les élections.
Aujourd’hui encore, on s’interroge. Etait-ce une vraie révolution culturelle, qui a sensiblement et positivement changé la société française ? Ou bien un simple rassemblement d’adolescents idéalistes et boutonneux, davantage soucieux de lancer des pavés sur les CRS et de sécher les cours que de voir leur société évoluer ? Paul Blick ou ses grands-parents ? Quoi qu’il en soit, ces évènements auront vu une crise étudiante basée sur des revendications culturelles devenir une crise politique majeure, conduisant à la plus grande grève que la France ait connue et à la fin du Gaullisme.
« A l’Ouest, on brandissait les drapeaux rouges sur les barricades quand, à l’Est, on risquait sa vie en essayent de les jeter à terre » dixit Christine Albanel, ministre de la Culture, dans le Figaro du 17 Mai. Durant l’été 1968, la jeunesse tchécoslovaque fait subir au communisme une des plus grandes crises de son existence.
Tout commence durant l’année 1967, au cours de laquelle les oppositions face au premier secrétaire du Parti Communiste Tchécoslovaque, Antonin Novotny, se font de plus en plus virulentes. Au début de l’année 1968, les difficultés économiques rencontrées par le pays font s’étendre le mécontentement, notamment au sein des classes moyennes ; c’est cette partie de la population qui est la plus sensible aux variations de conjoncture. Ainsi, le mécontentement du à la politique tenue par Novotny, qui touche les milieux intellectuels puis populaire, s’ajoute au mécontentement des classes moyennes : la remise en cause du système communiste tout entier est en marche. Le 30 Mars, Novotny cède le poste de premier secrétaire du PC à Alexender Dubcek, qui était alors secrétaire du PC Slovaque. Dubcek veut répondre aux aspirations de la jeunesse, réformer le socialisme en voulant plus de libertés dans les mœurs, l’économie, la société. Il fait élire Ludvik Svoboda à la présidence du pays, tandis que certains comment à craindre une réaction de Moscou devant ce qui pourrait apparaître comme une attaque aux piliers du communisme. Et tandis que la jeunesse de Prague défile pour un « socialisme à visage humain », Moscou réagit. Brejnev, inquiet de voir s’étendre les idées de Dubcek, ne veut pas voir le bloc communiste s’affaiblir. En Août, l’armée du Pacte de Varsovie investit Prague en quelques heures, malgré une résistance de la population locale qui durera du 18 au 21 Août. Dubcek est exilé et le PC reprend les rênes du pays.
Le Printemps de Prague aura donc été un mouvement intellectuel, permettant aux grands noms de l’art tchèque, comme l’écrivain Milan Kundera ou le cinéaste Milos Forman, de s’exprimer ; mais aussi et surtout un mouvement politique, dans la mesure où l’idéologie communiste a vacillé sur ses bases dans un climat de Guerre Froide.
Finalement, qu’avons-nous gardé du Summer Of Love, de Mai 68 et du Printemps de Prague ? Quelles images nous viennent à l’esprit à l’évocation de chacun de ces mouvements ? Quand on évoque le mouvement hippie aux Etats-Unis, on voit un pays choqué par des images d’enfants vietnamiens, grièvement brûlés au napalm ; on entend Jimi Hendrix parodier à la guitare le Star Spangled Banner sur la scène de Woodstock. Quand on évoque les événements du Mai 68, on pense aux charges de CRS à travers le quartier latin ; on se souvient des slogans de l’époque : « Sois jeune et tais-toi », « Soyez réaliste, demandez l’impossible », etc. Quand on évoque l’été 68 en Europe de l’Est, on revoit les chars T-34 arpenter les rues de Prague, devant des drapeaux tachés de sang.
Un contexte mondial angoissant, les désirs d’une nouvelle jeunesse et les enjeux propres à chaque société, à chaque pays, à chaque bloc, se seront rencontrés en cette fin des années soixante pour donner naissance à ces mouvements. Ils n’auront pas changé le monde, mais y auront contribué.